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Histoires de mer

Aux portes d'Hercule

Le propre des empires, c’est que même quand on se trouve loin de leur centre, il y a toujours autour de soi des éléments qui nous rappellent qu’on y est. Ou en tout cas que l’on y aurait été. 
Phéniciens, Carthaginois, Romains et Maures ont essaimé cette côte et laissés dans l’ancienne Gadès les traces de leur grandeur et de leur déclin, désormais sous terre et eau, le tout recouvert d’une strate de vie moderne. Le présent écrase le passé. Devenu plat, il en reste une image souvent fantasmée, aseptisée et aux couleurs pastellisées des livres d’enfants où la vie semble simple et le temps file tranquillement. 

Brûle-parfum phénicien, dédié à la déesse Astarté. Ne pouvant être détruit après son long usage, étant propriété de la déesse, il fut jeté à la mer, où il a été retrouvé.

 

Hercule, divinité tutélaire de la ville, gardien des colonnes du même nom, soit le détroit de Gibraltar. Cette statuette a été retrouvé près de l'emplacement de son temple où, selon la tradition, ses cendres étaient conservées. Elle a été réparée maintes fois et doit avoir été fabriquée en Grèce.

 

Un sport improbable et rarement pratiqué est de lui redonner du volume par le truchement de l’imagination. 
Ainsi requinqué, on peut voir clapoter les trirèmes et autres barges de commerce chargées d’huiles, de jetons de métal ou encore de garum dans le petit bras de mer qui entaillait la presqu’île de Cadix. Marchands hurlant leur prix sur le marché, prêtres d’Hercule psalmodiant en procession sur les marches du temple, public chahutant un gladiateur timoré dans l’arène du cirque ou simples scènes de la vie quotidienne dans les ruelles étroites et encaissées du quartier du peuple, le tout exprimé dans un latin guttural, fortement accentué et filant à travers les rues encaissées, donne voix à cette fourmilière. 

Cadix à l'époque romaine


Puis, le temps s’accélère. Le bras de mer s’ensable, déserté par le commerce. Seules quelques petites barcasses de pêcheurs viennent encore s’y échouer pour vendre à la criée les prises du jour. Le temple et le cirque sont tombés en ruine. Le marbre des ornements et des statues a été transformé en chaux et recouvre les quelques maisons qui restent, comme maladroitement posées sur un champs de ruines vallonné. Brutalisée par les Wisigoths et les Vikings, la ville n’en est désormais plus une, tout juste un bourg rétracté sur l’ancien quartier du peuple, surplombé par une forteresse musulmane, chargée de la surveillance et de la protection du pourtour. 

La Cadix maure, construite sur le quartier du peuple, le reste étant un champ de ruines


Bien plus tard dans cette même baie de Cadix, un beau soir d’octobre 1804, un malheureux amiral français, pensivement accoudé sur gaillard arrière de son navire, le Bucentaure, tient encore à la main la dure et virulente missive datée de Paris et estampillée d’un N rageur, lui enjoignant de sortir de la rade avec sa quarantaine de vaisseaux et de tenter sa chance face à Nelson. Mieux que personne, il sait qu’on ne discute pas les ordres de l’Empereur et que tarder davantage atteindrait son honneur autant que sa discipline. Mais l’ombre noire de l’invincible amiral britannique ne lui laisse pas l’espoir d’une partie gagnée d’avance. 
La lettre est d’autant plus inquiétante qu’elle porte le nom de son remplaçant: Rosily, un officier de bureau. Difficile d’être humilié davantage si lui, Pierre de Villeneuve, qui jusqu’à maintenant s’est donné tant de mal pour préserver ses équipages et combiner les stratégies et lubies impériales avec le sens de la plus élémentaire prudence, se voit aussi sèchement mis à la porte et devant cèder sa place à un gratte-papier de la capitale. 
“Qu’à cela ne tienne!” murmure-t-il, encore plongé dans sa solitude. 
En jetant un dernier coup d’oeil à la lettre, il appelle son second. 
-“Des ordres, Monsieur?” 
-“Un cap pour demain.” 
-“Lequel?” 
L’amiral lève un moment les yeux au ciel, puis fixe son regard vers l’Est. 
-“Trafalgar.” soupire-t-il.

 

 

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