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Histoires de mer

Chapitre 3 - Un bateau ivre

 

De retour en Atlantique, un mois plus tard, à bord du Dei Gratia.

Visant la direction indiquée par le timonier, Morehouse trouva effectivement, apparaissant et disparaissant au milieu des vagues, un petit amas noir hérissé de ce qui semblait être une mâture. 

— Un brick ! dit-il, par réflexe. 

À cette distance, il lui était difficile de distinguer les choses avec précision, et croiser un navire en haute mer ne relevant pas de l’exception, il aurait sans doute regagné sa cabine en tançant vertement son subalterne de l’avoir dérangé pour si peu de chose. Mais un détail presque imperceptible, quoique confirmé par la distance qui se réduisait, l’amena à s’attarder dans son observation. 

— La grand-voile de misaine flotte comme un drapeau, le grand mât n’en porte aucune et les deux focs sont sortis… Voilà une disposition pour le moins…inhabituelle.

— Il y a quelque chose qui cloche, murmura Arthur en se rapprochant de l’oreille du capitaine, légèrement balbutiant de nervosité.

— Corrigez le cap pour aller dans sa direction. On va aller voir ça de plus près. S’il y a un problème, ils auront peut-être besoin d’assistance. Morehouse ne lâcha pas les jumelles, et s’employa à s’équilibrer le mieux possible, tant ce qu’il voyait semblait confirmer les intuitions de son marin, qu’il avait d’abord cru tellement improbables qu’elles en avaient paru stupides.

Au fur à mesure que le Dei Gratia traçait son sillon en direction de l’inconnu, une angoisse diffuse montait lentement en Morehouse, la même qui anticipe la peur face aux phénomènes dont l’esprit ne se figure pas le sens et qui recèle en eux l’inexplicable, antichambre du surnaturel.

Le nom du brick ivre n’était pas encore lisible, mais ce qui l’inquiétait le plus était l’absence apparemment totale d’équipage sur le pont. Pas âme qui vive. Les voiles à postes faseyaient brutalement au vent, quelques-unes étaient déchirées comme après une tempête, et personne pour les manœuvrer ou les ajuster.

— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? laissa-t-il entendre au timonier, à qui la peur avait donné une lividité presque cadavérique.

— Mais ressaisissez-vous, bon sang, Arthur ! J’ai encore besoin de vous ! Dites-moi plutôt si vous arrivez à lire son nom, moi je n’y vois rien.

Et il lui tendit impérieusement les jumelles.

Quelques minutes de silence attentif passèrent avant que ne vienne la réponse : 

— Mary… Cel… je vois à peine la fin.

—Mary Celeste? Ce n’est pas possible ! Donnez-moi ça !

Et il lui arracha brutalement la paire des mains, manquant presque de lui démettre le cou, le pauvre ayant pris soin de passer sa tête dans la courroie. 

— Pas possible, soupira-t-il, mais ils ont quitté New York dix jours avant nous, ils devraient déjà avoir passé Gibraltar. 

Puis, se ravisant : 

— Va prévenir Oliver, dis-lui de se tenir prêt à embarquer avec trois hommes dans un des canots. On va s’approcher, je veux en avoir le cœur net. 

— Qu’est-ce que Briggs a encore fabriqué ? se demanda-t-il en pensant au commandant du brick errant. Comment il a fait pour rester coincé ici aussi longtemps ?

 

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