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Histoires de mer

Chapitre 4 - Madame Briggs

 

Un mois auparavant, à bord de la Mary Celeste.

— Il me manque encore deux malles !

— Ma chère, vous êtes sûre qu’elles ne sont pas déjà à bord ? Vous avez été vérifier dans la cale de cargaison ? lança Benjamin Briggs, un brin narquois, assis devant sa table à carte et regardant son épouse Sarah s’agiter devant les grands équipets de rangement avec un amusement qu’il avait bien du mal à dissimuler. D’un pas rapide, elle passait d’une pièce à l’autre de la cabine, des piles de linges proprement pliés dans les bras.

— Dans la cale à cargaison ? Ça leur ressemblerait pourtant bien, à vos imbéciles de dockers, d’avoir l’idée brillante de coincer mes robes de saisons quelque part entre deux tonneaux d’alcools ! Je vais avoir l’air brillante en Europe, traînant partout avec moi une odeur de pharmacie !

Cette remarque fut dite sur le ton d’une ironie dont l’amertume soudainement réalisée lui empourpra le visage, en se rendant compte que ce qu’elle venait de dire pouvait bien devenir une réalité.

— Ne m’aidez pas surtout ! pesta-t-elle avant de se pencher dans une des malles déjà ouvertes, au point de presque y disparaître jusqu’à mi-corps.

— Vous voyez bien que je suis occupé, ma chère. Il faut bien quelqu’un pour faire les calculs ici ! repartit-il en faisant mine de se replonger dans les tables de marées et les éphémérides étalées devant lui.

— Les calculs ! Ils ont bon dos vos calculs ! Vous aurez l’air fin quand vous n’aurez plus une chemise à vous mettre sur le dos ! Ce n’est pas vos marées ni vos latitudes qui vous tiendront chaud, croyez-moi ! 

Briggs afficha un large sourire: 

— Si c’est vos robes de saisons que l’on a perdues, ma pudeur sera sauve.

— Riez donc ! Ce que l’on dira de moi rejaillira sur vous ! 

Sarah Briggs imita alors un accent bourgeois en pinçant les lèvres: 

— La femme du capitaine de la Mary Celeste ? Celle qui sent le chloroforme ?

— Tant mieux ! Vous nous les ferez dormir ! 

Et son rire éclata, au grand dam de son épouse, qui au bout de quelques instants, davantage vaincue par la nervosité que par l’esprit de son mari, finit par accorder un léger sourire à sa boutade.

— Allez au moins jeter un coup d’œil pour moi, ajouta-t-elle, implorante.

Se doutant que la patience de son épouse n’était pas à défier davantage, malgré le bon esprit retrouvé, il étouffa le long soupir que lui causa ce léger sursaut d’impatience dompté par la résignation et se tourna vers la porte en pivotant sur sa chaise pour ne pas avoir à y aller: 

— Albert ! hurla-t-il.

Le bruit d’un pas empressé suivi, suivi d’une irrégularité sonore qui trahissait une chute évitée de peu, répondit à cette exclamation impérieuse. La porte s’ouvrit et la figure pâle de Richardson apparut dans l’embrasure, encore plus blanche que d’habitude.

— Capitaine ? murmura-t-il, interrogateur, regardant alternativement l’un et l’autre, mais en particulier Sarah Briggs, qui cachait mal l’inconfort que lui causait la présence du second.

— La saison ne vous réussit décidément pas mon ami. Cela dit nous allons bientôt partir. Enfin, je vous appelle parce que l’on attend encore deux malles, qui, d’après mon épouse, ne sont pas encore arrivées. Auriez-vous l’obligeance de bien vouloir vous renseigner à ce sujet ? Le capitaine força le ton pompeux de sa question afin de lui en faire comprendre l’insignifiance.

— Nous ne partirons pas sans elles ! ajouta sèchement Sarah, en affectant de se concentrer sur le pliage d’une chemise.

— Je vais me renseigner, Madame. 

Il referma la porte calmement derrière lui, et c’est un pas bien plus tranquille qui résonna en s’éloignant. 

Au bout d’une trentaine de secondes, sans avoir bougé, Sarah brisa le silence rassuré qui avait ramené Benjamin Briggs à ses tables:

— Celui-là me fait peur. Il est tout blanc, on dirait un mort.

Il leva un instant les yeux, puis replongea dans sa lecture tout en commentant:

— Sarah, facilitez-moi la vie, de grâce. Il s’est démené comme un beau diable pour que tout soit à bord en temps et en heure. Il a même pensé à faire charger votre piano qui, Dieu sait, nous prend une place folle dans la cabine. Albert nous aura été bien utile alors ménagez-le, que cela soit maintenant ou pendant la traversée.

L’atmosphère se retendit un peu. Mme Briggs, vexée par l’ostensible incompréhension dont son mari faisait preuve se réfugia dans la pièce voisine pour y finir son tri. De son côté, il sortit une vieille pipe d’écume d’un tiroir, la cura machinalement avec un porte-plume tout en regardant relisant les dernières entrées du journal de bord.

— Si le temps ne s’améliore pas, nous ne sommes pas partis, pensa-t-il à haute voix, en tombant sur le dernier rapport météorologique que lui avaient fait parvenir les gardes-côtes. Enfin, quelques jours de retard ne tueront pas les affaires.

Dehors tombait un crachin bruineux, on encore distinguait les contours de Staten Island, toute proche. La Mary Celeste attendait tranquillement, ancrée dans l’embouchure de l’Hudson, que vienne le jour où le vent qui chassera ces nuages bas la poussera également vers l’Est, dans le vaste océan.

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