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Histoires de mer

Chapitre 5 - À bord d’un fantôme

De retour en Atlantique, à bord du Dei Gratia.

Un bruit de crissement de semelles tira Morehouse de sa réflexion. Oliver, son second, se tenait dans un semi-garde-à-vous droit devant lui, sa tête baissée laissant voir le haut de son visage.

— Jetez un regard là-dedans. Dites-moi si vous voyez la même chose que moi. 

Il lui tendit ses jumelles à son tour.

Sans se faire prier, Oliver s’exécuta. Il contempla le navire chahuté par la houle pendant trois bonnes minutes à travers l’objectif. Le bruit des voiles parvenait maintenant jusqu’à eux, donnant une dimension sonore encore plus sinistre à l’apparition.

— Le pont est vide, il n’y a personne, ponctua-t-il au bout d’un moment, écarquillant les yeux de plus en plus. 

— Comment est-ce possible ? Briggs est un gars sérieux pourtant.

— Le gréement semble ne pas avoir été manipulé depuis quelques jours… on dirait même qu’il a subi quelques coups de vent, sans que rien ne soit fait . 

Puis comme une réalisation : 

— Mais où sont-ils donc tous ? 

— Arthur! Le porte-voix! hurla le capitaine.

Une fois de retour avec l’instrument, Arthur le lui tendit, et Morehouse, prenant une longue respiration, fit retentir dans le grand cornet de cuivre une voix qui aurait assourdi Stentor : « Mary Celeste! Il y a quelqu’un à bord ? » Mais une fois que l’écho s’était tu, seul le vent répondit de son souffle tranquille à son imprécation.

La troisième tentative vit le bout de sa patience. Il congédia Arthur à la timonerie, et se tourna vers son second, toujours de marbre : 

— Je ne sais pas ce qui leur est arrivé, toujours est-il que ce n’est pas normal et que je ne peux pas laisser la Mary Celeste dériver seule comme cela. Vous allez y aller Oliver, prenez trois hommes avec vous et faites-moi un rapport détaillé sur tout ce que vous verrez à leur bord. On va tirer cela au clair. 

Seule la houle ballotait le navire légèrement avec une régularité de métronome. La brise soutenue qui passait dans le gréement faisait hululer les cordages et accompagnait le claquement humide des lambeaux de voiles détrempés par les embruns. Les grincements des bordées, le chant sec d’une poulie, quelques bruits métalliques épars constituaient la symphonie qui désormais berçait la Mary Celeste au gré des flots. Pas un son, pas une voix, rien d’humain ne transperçait cette pesante complainte.

Quand le canot chargé d’Oliver Deveau et ses trois matelots s’arrima sur le flanc bâbord et qu’ils eurent franchi le parapet, c’était bien ce triste spectacle qui les frappèrent le plus. Comme seuls au milieu d’un village abandonné précipitamment dans la nuit, sans explications, sans même le plus élémentaire des indices qui puissent laisser imaginer en quelques minutes ce qui avait bien pu se passer. Leur présence à bord épaississait le mystère plus qu’elle ne l’éclaircit. 

Les appels à haute voie ne laissant que la brise leur répondre, Deveau donna quelques ordres, puis répartit ses hommes pour que chacun aille fouiller un coin de la Mary Celeste. Et comme de juste, il se réserva la fouille de la timonerie et de la cabine de Briggs. 

Peu de gens de marine avaient autant d’assurance que Deveau, ce qui a bien des reprises avait étonné ses amis autant que les membres des équipages auxquels il avait appartenu. La quarantaine bien portante, ne manquant jamais de rien, joufflu et volontiers rieur, c’était un optimiste de la vieille école. Au premier abord, sa méfiance, qui cachait sa surprise face à ce qu’il ne prévoyait pas, se noyait vite dans une imperturbable bonhommie qui formait sa nature profonde. Bon buveur, volontiers charmeur, l’œil plein de malice cerné par d’abondants favoris descendants d’une coupe broussailleuse couleur de jais lui donnait un air de Louis-Philippe des mers. Quand il donnait ses ordres, sa voix puissante et rude raisonnait aussi puissamment à travers le pont d’un navire que dans une taverne de Nouvelle-Écosse.

Mais ce qu’il voyait là remettait en cause jusqu’aux fondements les plus intimes de sa conscience de marin. Rien ne l’avait préparé à vivre ce qui est communément l’étoffe même des racontars et des élucubrations de piliers des troquets pêcheurs. Bien que familier et de bonne compagnie, se prêtant toujours volontiers aux échanges d’anecdotes, il restait néanmoins d’un esprit ferme et résolument rationnel, regimbant face aux superstitions pourtant si communes chez les gens de mer, qu’il prenait pour de la naïveté, ou pire : pour de la bêtise.

Remontant le pont, l’esprit concentré et sur ses gardes, le dos voûté comme anticipant l’agression soudaine d’un fauve à l’affût, il avançait avec précaution, comptant presque ses pas et scrutant la moindre surface et le plus léger détail d’un regard inquiet et inquisiteur, comme s’il allait pouvoir poser aux objets les questions qui le taraudaient.

Sur le pont, un seau roulait au gré du balancement du bateau dont le cliquetis de l’anse en fer accompagnait sa marche. Quand il arriva devant la porte de la cabine du poste de barre, fermée, il lui fallut quelques coups d’épaules pour la faire céder. Et ce qu’il vit manqua de le pétrifier.


 

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