Chapitre 9 - Abandonné
Avec l’équipe d’Oliver Deveau, à bord de la Mary Celeste.
Descendant quelques marches, il déboucha dans un petit corridor sombre qui allait des cales de marchandises à la cabine principale. Après un bref regard de droite et de gauche, il fila vers cette dernière, sans porter attention au plancher rendu glissant et brillant d’une humidité qui avait longtemps imprégné le bois, au point de l’avoir rendu presque spongieux.
La porte de la cabine de Briggs était grande ouverte et battait au gré du roulis. On y distinguait peu dans la pénombre, mais quelques secondes permirent à Deveau de s’habituer lentement et de constater un indescriptible désordre. Les meubles, renversés pour la plupart, semblaient avoir été soufflés par quelque invisible force qui n’avait laissé nulle trace derrière soi. Les tiroirs pendaient, béants, vides pour certains, ou ayant éparpillé leur contenu à travers la pièce. Papiers et vêtements épars renvoyaient une faible luminosité jaunâtre, comme si tout ce fouillis avait subi un vieillissement accéléré. Seul le secrétaire, fermement cloué au sol, était intact, et Deveau eut la vague impression que la chandelle de suif, écrasé dans le bougeoir comme un vieux havane mouché de frais, fumait encore. Contrastant avec les environs, le meuble était rangé, les plumes à leur place avec même encore un petit peu d’encre dans l’encrier. Grand ouvert, le livre de bord trônait dessus. Il s’y précipita dans l’espoir d’y lire rapidement la clé du mystère.
Sur la dernière ligne, d’une main posée, seule la position avait été notée. Aucun autre commentaire. Remontant quelques lignes, puis quelques pages, rien ne put trahir ce qu’il avait bien pu advenir tout ces braves gens. Mais en fouillant davantage, il s’aperçut qu’il ne trouvait nulle part les traditionnels documents d’enregistrements commerciaux, qui pourtant ne bougent jamais de la cabine du capitaine. De même, le sextant n’était plus dans sa boite, ni le compas de relèvement. Celles-ci étaient vides et renversées au pied de la table.
-Emportés? pensa-t-il. Mais où?
Il porta un regard scrutateur tout autour de lui, recherchant davantage d’éléments qui pourraient le mettre sur la piste, ou du moins échafauder un avis que Morehouse ne manquerait pas de lui demander à son retour.
En reculant, il sentit sous son pied un objet long qui émit un léger craquement. Il se pencha pour le ramasser et entrevit dans la lumière du hublot que c’était le sabre de Briggs, encore dans son fourreau.
Rien d’autre ne retint son attention, si ce n’est le piano, lui aussi cloué au sol de la cabine. Meuble inhabituel pour un officier de la marine marchande, il devait faire partie des quelques effets que Mme Briggs avait dû vouloir ramener d’Amérique avec elle et était resté aussi immobile que le secrétaire, îlots d’ordre dans ce capharnaüm. S’appuyant sur une des parois, il la sentit étrangement moite et poisseuse. Il se rendit alors compte à quel point l’humidité avait nimbé l’atmosphère et s'était insinuée partout, au point que sa main en colle presque au mur.
Au-dehors, les quelques objets épars continuaient leur lent menuet rythmé par le mouvement marin. Le vent avait un peu faibli et la Mary Celeste avait retrouvé un semblant de calme, comme fatiguée après une longue excitation.
Au bout d’une bonne demi-heure d’inspection, les quatre hommes se retrouvèrent sur le pont pour s’échanger leurs impressions sur ce qui était dorénavant un bateau-fantôme, un derelict comme disent les marins anglais, objet d’abandon cachant derrière lui un mystère définitivement clôt et dont la clé, comme jetée par-dessus bord, semble avoir été à tout jamais avalée par les flots. Suants, tremblants même pour certains -et de froid plus que de peur, pensaient-ils bon de préciser aux autres afin de ne pas laisser entrevoir un esprit qui vacille-, ils avaient fureté dans le moindre recoin, la moindre niche, jusqu’au fond des cales que l’un d’entre eux avait trouvées remplies d’un bon mètre d’eau.
-De l’eau de mer, précisa-t-il pour montrer que son enquête avait été poussée jusqu’à ce point.
-Le bateau coule? s’enquit Deveau.
Son matelot lui rétorqua que cela lui semblait peu probable. Si la coque était trouée, le navire aurait coulé depuis longtemps. La cargaison d’alcool industriel avait été trouvée intacte. Seuls quelques fûts s’étaient détachés et avaient été trouvés surnageant dans la mare, bringuebalant avec quelques ballots épars. Pas âme qui vive à bord. Tout le monde avait disparu sans même laisser le plus petit indice derrière lui. Seuls l’absence du canot et le filin accroché à l’arrière du navire et qui se révéla rompu, comme arraché par une grande force, indiquaient le possible destin des occupants de la Mary Celeste.
Leurs rapports finis, Deveau donna quelques ordres pour que la barre soit redressée et les voiles réajustées. Morehouse lui avait fait part de son intention de ramener le bateau avec lui à Gibraltar si le navire se trouvait être désert. Le commandement lui en serait laissé. Un de ses hommes le saisi pourtant à la manche avant d’aller à son poste, et l’anxiété qu’il avait réussi à épargner à sa voix se voyait néanmoins dans son regard, il glissa à l’intention du second:
- On ne sait pas ce qui s’est passé dans le fond?
Deveau tenta lui aussi de conserver sa contenance, et ne trouva rien de mieux que de répondre d’un non bref et ferme qui coupait court à toute élaboration, tout perdant son regard dans l’horizon.
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