On the Rock
En 1713, la France change d’époque. Louis XIV est mourant (ou presque), et le royaume sort de plus de dix ans de guerre avec la quasi-totalité de ses voisins. But ultime de l’entreprise: Garder la couronne d’Espagne fermement vissée sur la tête du duc d’Anjou, petit-fils du Roi-Soleil. Bien des tractations mettront fin à ce qui a été connu comme la Guerre de Succession d’Espagne. Et parmi elles, un morceau de caillou surveillant le détroit a été laissé à la Grande-Bretagne, qui y avait débarqué avec une petite flotte en 1704: L’Union Jack a depuis ce moment toujours flotté sur cette étrange exclave toute “british”, perdue au sud de l’Andalousie. Une question s’impose donc: pourquoi?
Parce que malgré son apparence de vainqueur dans cette guerre longue et dispendieuse, la France se voit quand même plumée de quelques territoires métropolitains et coloniaux, en échange de quoi le duc d’Anjou est reconnu roi d’Espagne par tout le monde. Les Anglais étant déjà à Gibraltar, les en déloger aurait demandé une autre compensation territoriale que Louis XIV ne souhaitait pas entreprendre, ayant assez perdu.
Du coup, en m’y promenant, je ne pouvais m’empêcher d’entendre ce doux refrain me passer par la tête: “Rule Britannia, Britannia rules the waves…”
Savourant un excellent steak & kidney pie (tarte à la viande et aux rognons) sur la terrasse d’un petit pub transplanté tout droit des bords de la Tamise dans ces contrées latines et portant un de ces noms évocateurs qui est leur marque de fabrique, “The Angry Friar” (le moine en colère), j’ai feuilleté l’histoire du lieu.
Auparavant nommé Mons Calpe, l’endroit était activement fréquenté par tous les peuples marchands de l’Antiquité. Phéniciens, Égyptiens, Grecs et Romains se sont succédé sur ce promontoire, laissant derrière eux quelques traces des superstitions liées au passage de la mer Méditerranée à la Mer Océane (l’Atlantique): Amulettes et autres objets apotropaïques (conjurant le mauvais sort) ont été retrouvés dans divers endroits y dédiés. Malheureusement pour moi, la politique du musée national ne m’a pas laissé le loisir d’en faire des images.
Puis vinrent les Arabes au VIIIe siècle, qui laissèrent leur nom définitif au Rocher, en en faisant une tête de pont depuis la côte africaine pour la conquête de la péninsule Ibérique: Ainsi Mons Calpe devint “Jabal Al Tariq” (la montagne de Tariq, d’où Gibraltar), du nom de leur chef, Tariq Ibn Ziyad, premier en ce lieu.
Je m’épargne le long chassé-croisé de changement de propriétés dans les temps qui suivirent pour revenir aux Britanniques. Une seule fois, à la fin du XVIIIe siècle, France et Espagne se liguèrent pour tenter de reprendre définitivement le Rocher. Trois ans de ce qui est connu comme le Grand Siège ne purent chasser les sujets de Sa Très Gracieuse Majesté, aussi indéboulonnables que des taons sur les miches d’une vache.
Cela donna même lieu à un raté épique dont seule la Glorieuse Nation a le secret: un bon ingénieur français proposa d’envahir l’endroit en utilisant des forteresses flottantes, appelées des prames, sortes de larges vaisseaux fortifiés garnis de canons et de poudre, le tout cintré d’un lourd blindage de bois.
Malheureusement, les Anglais étaient bien renseignés, et ils tirèrent à boulets chauffés au rouge sur les petits fortins qui s’approchaient lentement. Ceux-ci prirent bien évidemment le feu qui, en atteignant les munitions et la poudre dont chacun avait été abondamment chargé, les fit tous exploser avec une telle violence que cela s’entendit jusqu’à Cadix, pourtant distante de plus de 90km.
Ce navrant spectacle solda la tentative de reprise en main par l’Espagne, qui ne s’y réessaya pas depuis.
Mais malgré tout, aujourd’hui encore, l’actualité récente montre que les velléités rattachistes de l’Espagne ne sont toujours pas éteintes, et régulièrement l’endroit fait l’objet de tensions binationales.
Pour restituer le contexte d’une de mes plus verbeuses rodomontades historiques: nous étions censés faire un aller-retour à Gibraltar depuis Cadix pour valider la défiscalisation des travaux du bateau. Depuis son départ officiel, nous avions six mois pour quitter les eaux du territoire douanier européen. Nous pensions à l’époque pouvoir être rendus aux Canaries, mais l’addition hiver+Covid avait considérablement ralenti notre mouvement. Du coup, le seul territoire extradouanier nous tendant les bras n’était rien d’autre que le Rocher du Sud, l’une des deux colonnes d’Hercule.
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